Dans le cadre de l'élection présidentielle française de 2022, la popularité de l'expression "vote utile" est indéniable, particulièrement auprès de l'électorat de gauche à qui celle-ci a été serinée au sujet de la candidature de Jean-Luc Mélenchon, puis de celle d'Emmanuel Macron suite à l'échec du précédent. S'il m'apparaît tout aussi indéniable que son emploi dans ce contexte est justifié (le candidat de la France Insoumise étant, d'une part, le seul à gauche du président sortant ayant eu une chance concrète de passer le premier tour et, a minima, de redéplacer la fenêtre d'Overton, et l'accès à la présidence du Rassemblement National, d'autre part, demeurant dans les faits moins souhaitable encore qu'un nouveau quinquennat sous l'égide de la start-up nation), il me semble pertinent de rappeler que cet état de fait, à l'image du système de représentation politique qu'il illustre, est tout sauf une panacée lorsqu'on prend le temps de considérer son caractère démocratique absolu.
Voter utile, ce n'est pas voter par conviction
Première contradiction dans les termes : la tendance des partis à refuser de s'allier malgré une proximité idéologique évidente, à gauche comme à droite (même si la première en a historiquement davantage souffert en France), force les électeurs à choisir de voter pour le candidat ou la candidate le/la plus "compatible" avec leurs convictions tout en ayant une chance d'atteindre son but électoral, plutôt que pour le candidat ou la candidate représentant le mieux ces convictions dans l'absolu. Les bons scores de Jean-Luc Mélenchon en 2017 et en 2022 ont clairement bénéficié de cette approche stratégique de la part d'une proportion non négligeable de votant·es, qui auraient autrement porté leur dévolu sur l'un·e de ses adversaires à gauche que l'on imaginait pouvoir passer le premier tour (Yannick Jadot, Fabien Roussel ou Anne Hidalgo pour ce qui est de cette année, même si qualifier ces dernier·ères de gauchistes reste plus ou moins sujet à controverse compte tenu de certaines de leurs prises de position respectives), voire pour Philippe Pouton ou Nathalie Arthaud, lesquel·les incarnent une vision plus radicale car ouvertement anticapitaliste, sur laquelle nous reviendrons juste après.
Voilà qui constitue à mon sens une preuve indéniable que le système représentatif, ou a minima le mode de scrutin de la Vème République, est biaisé puisqu'il ne remplit pas son objectif de satisfaire les souhaits réels du peuple. Des alternatives existent, tels le jugement majoritaire ou encore le vote par approbation, bien connu des millenials puisque c'est par exemple celui sur lequel reposent les applications comme Doodle ; celles-ci permettraient sûrement de mieux évaluer lesdits souhaits, assurant du même coup au système représentatif, dans les faits, un rôle plus... représentatif.
Ce serait plus démocratique et donc assurément une bonne chose, mais serait-ce pour autant une fin en soi ?
Voter utile, est-ce seulement utile ?
Seconde contradiction dans les termes : pour que le vote soit considéré comme réellement utile par une personne donnée, indépendamment du mode de scrutin employé, encore faut-il que l'opinion de celle-ci trouve écho dans l'offre politique qui lui est présentée. Or, ce n'est pas une vérité universelle : celles et ceux d'entre nous considérant le capitalisme comme l'obstacle majeur auquel se heurte l'évolution de notre société se trouvent, lors des élections, fort dépourvu·es. En effet, les seul·es candidat·es incarnant une telle vision, que j'ai mentionné·es plus haut, font campagne en sachant pertinemment qu'ils et elles n'obtiendront qu'un faible pourcentage des suffrages, leur seul véritable objectif étant de profiter du contexte pour accroître la visibilité de leurs idées et tâcher de peser un tant soit peu sur le débat public, ce qu'on ne les laisse même pas toujours faire.
Il est toutefois nécessaire de préciser que cette absence d'ambition présidentielle est également fondamentale dans une telle démarche, les personnes concernées n'escomptant pas un instant réellement remporter cette élection et donc gouverner le pays. Ce n'est pas uniquement dû à une incompatibilité entre la fonction en question et le modèle de société antiautoritaire qu'ils et elles défendent : il n'y aurait rien de parfaitement absurde à imaginer un·e hypothétique candidat·e anarcho-communiste prêt à endosser le costume de président·e le temps de mener les réformes fondamentales à la fin du système néolibéral (à plus forte raison qu'à un tel degré de changement, on ne saurait qualifier péjorativement un tel procédé de réformisme pur par opposition aux vélléités révolutionnaires habituellement inhérentes aux courants politiques susmentionnés). Ce chemin n'est tout simplement pas celui que souhaitent emprunter Poutou ou Arthaud ; par conviction probablement, par manque d'envie et/ou aveu d'incapacité (sans jugement de valeur aucun) certainement aussi. De leur côté, les candidat·es d'extrême-droite défendant une vision politique de plus en plus ouvertement néofasciste se présentent comme prêt·es à gouverner et recueillent des scores les rendant de plus en plus crédibles à ce titre, dichotomie dont nous ne manquerons pas de reparler dans de prochaines diatribes.
La vision anticapitaliste, elle, n'est pas défendue par la France Insoumise, dont le positionnement, s'il est bien moins criblé de concessions que celui des partis "rivaux", ne consiste pas (explicitement du moins) à porter le projet de rupture que nous sommes de plus en plus à juger indispensable. Notre engagement électoral dans un contexte de "vote utile" sert donc des ambitions immédiatement en-deçà de ce qu'elles seraient idéalement, rabattant nos voix sur un·e candidat·e "par défaut", en prévoyant dès le départ de lui mettre la pression pour le pousser plus à gauche encore, centimètre par centimètre.
Voter or not voter ?
Pour autant, et nous finirons là-dessus, être réalistes peut, et doit, fonctionner dans les deux sens : fustiger l'état actuel des choses et lutter par des biais non-électoraux par ailleurs ne nous empêche pas de prendre dix minutes de temps en temps pour aller glisser un bulletin dans l'urne du bout du doigt. Ça ne peut que nous emmener dans la bonne direction, si peu soit-il ; et si j'ai le plus profond respect pour celles et ceux qui préfèrent voter blanc ou nul, ou même s'abstenir, je reste hélas convaincu du caractère potentiellement délétère de ce choix en bout de course compte tenu des circonstances.
N'en déplaise à mon moi du passé, j'en appelle donc au pragmatisme de chacun·e : allez glisser un bulletin Macron dans l'urne ce dimanche. Croyez-moi, ça me fera aussi mal qu'à vous, mais l'issue est loin d'être jouée, et comme je le disais plus haut, l'alternative reste pire.