La route des pôles

Cet essai fera probablement à ses lecteurs, en tout premier lieu, l'impression d'enfoncer une porte ouverte. La raison en est simple : c'est le cas. Je considère toutefois qu'il constitue un point d'entrée pertinent pour aborder la question du paysage politique français et, plus généralement, occidental à l'aube des années 2020, au-delà de l'horizon immédiat de l'élection présidentielle de 2022 précédemment évoquée (même si, ne vous y trompez pas, on va de nouveau en parler).

S'il est un aspect notable du débat public en cette fin d'année 2021, c'est bien le fait que les positions modérées brillent par leur absence : à croire que l'objectif recherché par l'expression de son opinion est davantage de se faire remarquer, de choquer en poussant plus loin encore le bouchon déjà catapulté par ses prédécesseurs, plutôt que de tâcher d'offrir une perspective réfléchie visant à emprunter ensemble le chemin vers la "Vérité", ou, à défaut, vers un consensus compatible avec les sensibilités de chacun·e.

S'il est par ailleurs évident qu'une opinion dite "extrême" n'est pas nécessairement invalide ou erronée en soi, ce caractère étant forcément relatif (un tel positionnement présenterait en effet le risque non négligeable d'un immobilisme néfaste dans une situation de consensus moral aveugle), la prédominance des points de vue polarisants me paraît tout de même relever d'une poignée de phénomènes à la valeur toute relative quant à l'atteinte du but susmentionné. Prenons donc le temps de mettre ces derniers à l'épreuve !

Us et abus de la communication moderne

L'avènement, d'abord des Internets, ensuite et surtout de leur version dite "2.0", à savoir interactive, et notamment des réseaux sociaux, a transformé pour de bon la manière dont la majorité des êtres humains, notamment occidentaux, communiquent ensemble : ils échangent plus que jamais, et de la manière la plus dépouillée possible ; des mots dans un <div>, écrits sous le couvert confortable d'un relatif anonymat et de l'absence de conséquences, car loin de leurs (potentiellement nombreux) destinataires. Il ne fait à mon sens aucun doute que certain·es se sont ainsi senti pousser des ailes, se permettant de ce fait la vocalisation d'opinions qu'ils auraient par ailleurs tues, sinon tempérées. Un observateur qui s'étonnerait naïvement de la présence systématique de propos haineux en tous genre en ligne aurait tout simplement besoin de prendre conscience de ce que le moindre sentiment de liberté peut déclencher chez de tels individus.

De plus, ce phénomène semble faire boule de neige : l'extrême appelle l'extrême, pour ainsi dire. La "libération de la parole" des plus enhardis provoque celle de personnes plus timorées partageant leur point de vue, se sentant à leur tout galvanisées et voyant leurs chaînes se romprent sous l'action de ces pionniers de l'indécence. Par définition, une opinion considérée comme "extrême" sera également qualifiée d'"alternative", ce qui exaltera le besoin d'appartenance d'individus plus faibles de caractère, les faisant ainsi venir docilement se ranger sous l'étendard des adversaires d'un système sous lequel ils se sentent lésés de ce qui leur revient de droit. Notez que cette vague description s'applique fort bien aux opinions de tout bord, puisque celles-ci sont au fond toutes similaires dans leur façon d'émerger et de persister. D'ailleurs, si de telles prises de position peuvent rassembler, elles peuvent tout aussi facilement diviser, en exacerbant les sentiments de l'autre côté de l'échiquier.

Ensuite, une autre notion bien connue des créateurs de contenu en ligne vient encore magnifier cet état de fait, à savoir la "majorité silencieuse" - lieu commun trop souvent utilisé par la droite pour justifier ses prises de position dans la vraie vie, mais dont la réalité se vérifie dans le contexte qui nous intéresse. Une personne sans opinion tranchée, ou avec une opinion positive sur un sujet donné, à moins que celle-ci soit particulièrement enthousiaste, ne prendra généralement pas la peine de la partager, rien ne jouant réellement le rôle de moteur de ce besoin à un niveau viscéral. À l'inverse, une opinion négative ou critique sera bien plus facilement exprimée, jetée à la face du monde d'un geste rageur et immature. Cela a pour conséquence de créer un biais dans notre perception, nous laissant penser que ce que nous lisons en ligne est représentatif de l'opinion globale du public sur le sujet en question, alors que les choses seraient peut-être différentes si chacun était obligé de donner son avis sur ce même sujet. Cela dit, je reste convaincu que l'illusion véhiculée par ce biais possède une certaine capacité à s'auto-réaliser, la confrontation de l'individu à une opinion dite "extrême" ayant des chances d'en éveiller une chez lui, identique ou opposée, tel que nous venons de le voir.

On peut enfin ajouter que la portée de ces différents phénomènes se voit amplifiée du simple fait de la grande quantité d'individus concernés : pour n'importe lequel de ces derniers, conceptualiser le fait qu'ils représentent autant d'opinions potentiellement distinctes dans leurs nuances est un exercice probablement trop complexe pour n'importe quel être humain. Aussi avons-nous sûrement tendance à rattacher les positions des autres, quelles qu'elles soient, à l'idée plus générale de groupe "allié" ou "ennemi" - en d'autres termes, à sombrer dans le manichéisme le plus élémentaire, ce qui ne peut qu'accroître la polarisation de l'opinion, là encore en apparence comme dans les faits.

Magnétisme politique

Après avoir brossé un portrait grossier d'à quoi peuvent ressembler, et vers quoi peuvent tendre, les échanges de points de vue tels que nous les connaissons actuellement, intéressons-nous à présent à quelques exemples concrets, incarnés par des sujets de société qui, pensé-je pouvoir affirmer sans risque, ne font pas exception à la règle précédemment établie.

Le premier exemple concerne, sans grande surprise, l'épidémie de COVID-19 : le péquin moyen, confronté à l'expérience de voir sa liberté individuelle restreinte dans l'intérêt du plus grand nombre, le tout géré de manière calamiteuse par le gouvernement, s'est à divers degrés mué en expert sur la question du vaccin ou encore celle du masque ; à tout le moins, il s'est forgé une opinion et l'a échangée avec ses semblables, voire l'a parfois défendue face à autrui. Ces questions qui peuvent paraître binaires ne le sont en réalité pas tant que ça : on peut ne pas être farouchement opposé au vaccin en soi tout en s'interrogeant sur la pertinence de la politique vaccinale telle qu'elle a été menée (quel est notre degré de maîtrise de la technologie des vaccins à ARN, et pouvons-nous être sûr·es que ceux-ci ont été conçus en maximisant leur efficacité et le bien-être à long terme de celles et ceux qui les reçoivent plutôt que le profit des laboratoires qui les possèdent, puisque c'est malheureusement ainsi qu'un monde capitaliste tend à fonctionner ?), tout comme on peut accepter de porter un masque tout en avançant qu'il est généralement peu utile en extérieur, et que son usage ne saurait dispenser un lieu clos d'une aération suffisante. Ces prises de position modérées sont raisonnables, quelle que soit leur validité : elles supposent d'une réflexion personnelle et sont à même d'évoluer à mesure qu'elles sont confrontées à de nouvelles connaissances. Pour autant, et notamment du côté des personnalités politiques, c'est bien plus une simplification manichéenne de ces différents éléments qui résonne et rallie, d'un côté ou de l'autre, la majorité des voix qui se font entendre.

Évoquer (il était temps) la politique nous amène à notre second exemple, et, sans grande surprise, le plus pertinent quant au propos de fond de cet article : le spectre politique lui-même, et la nuance d'opinions qu'il est censé représenter, qui tend à se polariser à l'extrême. Bien sûr, le fameux "clivage gauche/droite" a de longue date encouragé cet état de fait, mais il me semble que le phénomène tend à s'accélérer, avec comme preuve tangible de cette accélération l'écartement des bords du spectre en question. Autrement dit, l'extrême-gauche n'a jamais été aussi loin dans son propos, et c'est également vrai pour l'extrême-droite ; cela occasionne d'ailleurs d'amusants (enfin...) concours d'atteinte du point Godwin et autres régurgitations plus ou moins hyperboliques entre ces deux courants extrêmes, mais on y reviendra. On constate en tout cas là aussi que les expressions d'opinions modérées tendent à devenir, sinon plus rares, en tout cas plus silencieuses : c'est très bien illustré par l'émergence de l'alt-right américaine, dont l'apogée fut la victoire de Trump, ou encore, plus près de nous, par la conquête de l'extrême-droite française par Zemmour qui utilise les mêmes ressorts grossiers que ce dernier au détriment d'une Marine Le Pen ayant joué la carte de l'adoucissement de façade ; en face, on le constate également devant l'engouement d'une frange de moins en moins marginale des jeunes générations pour le communisme libertaire et autres courants idéologiques d'extrême-gauche, dont le nom semble finalement cesser de faire peur.

Boucle de rétroaction fascisante

Si cette polarisation du débat public n'est guère, au fond, que la conséquence du bruit émanant de deux visions du monde qui s'entrechoquent plus fort que lors des dernières décennies (combat idéologique irréconciliable sur lequel nous reviendrons aussi), ce dernier me paraît être clairement amplifié par la stratégie politique des représentants des courants concernés, en particulier à droite : comme je le disais plus haut, c'est vendeur de repousser les limites, de braver l'interdit et d'inviter le quidam à nous suivre sur cette voie. La décomplexion est en marche depuis un moment déjà, et il devient ardu de l'ignorer.

Le but de la manoeuvre pour la droite de pouvoir, qu'il s'agisse de la majorité présidentielle ou de la droite "traditionnelle" qu'elle tente d'absorber, est clair : dans le jargon, on appelle ça une 2002. Orienter le gouvernail du débat public à tribord toute, par exemple en assurant l'omniprésence de la question de l'immigration, c'est attirer les votes des classes sociales déçues par le système en place vers l'extrême-droite, au détriment de toute vague forme de gauche, et s'en faire un adversaire de choix pour le second tour puisqu'il suffit alors, ainsi que nous l'avons déjà vu ensemble, d'utiliser la compétence "Rempart contre la barbarie" pour s'assurer de conserver le trône à moindre coût. Ça a fort bien marché en 2017, et on nous prépare depuis des mois le terrain pour rejouer le même match, quel·les qu'en soient les acteurs et/ou actrices au final, en 2022.

Le pire, c'est que si un jour funeste, la "vraie" extrême-droite, celle qui dit son nom, finissait par l'emporter sur la majorité de droite actuelle et historique, sujette à bien des mutations mais qui a donné à la Vème république la quasi-totalité de ses présidents (les seules exceptions étant d'une part Mitterrand et Hollande, "socialistes", dont on doit par ailleurs au premier la couverture médiatique dont a bénéficié Jean-Marie Le Pen en son temps, et d'autre part les cousinades avec les ancêtres du MoDem en ce qui concerne Poher et Giscard), cela ne serait absolument pas un problème pour cette classe politique et encore moins pour la classe dirigeante au global, dont l'extrême-droite sert les intérêts ! Un gouvernement aux relents ouvertement autoritaires voire fascistes, c'est l'occasion rêvée de déconstruire le progrès social à pas de géants, sans plus avoir à se soucier de l'avis du peuple : si la démocratie représentative y survit, il sera très simple d'en appeler de nouveau au patriotisme de tout un peuple ("nous avons commis une erreur en tant que peuple, réparons-la ensemble" : j'entends d'ici le clairon qui sonne !) pour remettre au pouvoir la majorité susmentionnée au tour suivant, qui s'en emparera sous les hourras, et pourra faire à peu près ce qu'elle veut tant qu'elle fait "mieux" (moins) que ce qu'elle a "par mégarde" laissé échapper cinq ans plus tôt. Le fascisme sert les intérêts du capitalisme, et réciproquement, et ce depuis longtemps ; repousser les limites, même sans gagner électoralement, fait le jeu des intéressés, ce que le Front National a toujours très bien compris et que Bolloré reprend allègrement à son compte en soutenant son poulain. Notons par ailleurs que de telles stratégies de conquête du pouvoir s'accommodent fort bien du phénomène de majorité silencieuse susmentionné, ce dernier facilitant le fait de présenter ses idées et ses actes comme l'expression de la voix du peuple dans son ensemble.

Fin (non)

Il est plus difficile, pour l'heure, de tirer une conclusion des faits établis plus haut que de simplement les énoncer, à plus forte raison que le phénomène susmentionné gagne, au moins sur le champ politique, en intensité au fil du temps. Il me semble néanmoins intéressant d'observer sous cet angle l'évolution de la situation ; c'est en tout cas un "plaisir" coupable dont je ne me priverai guère. Ce constat m'aura, par ailleurs et comme je le mettais en exergue en introduction, permis de poser la première brique d'une réflexion plus profonde que nous poursuivrons bientôt.

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